Le portrait : histoire et évolution d’un genre.

Le mot « portrait » est dans le langage courant synonyme d’une personne – homme, femme ou enfant –, dont un artiste a réalisé soit une peinture, soit une sculpture (et dans ce cas on parle plutôt de buste,  bien qu’il s’agisse bien de portrait), une photographie ou une gravure ressemblant le plus possible au « modèle ». La définition donnée par le dictionnaire, même si elle contient une grande quantité de moyens capables de produire un portrait, diminue le sens même du portrait en utilisant des mots comme « description » ou « représentation d’une personne réelle », en le réduisant à la notion d’une image nécessairement fidèle . Tout un domaine de portraits imaginaires est totalement étranger à la définition proposée. Quant à la fidélité ou à la ressemblance, elle est largement niée par la conception du portrait moderne, il suffit de regarder les portraits peints de Picasso pour se rendre compte que la ressemblance n’était pas sa préoccupation principale lorsqu’il a réalisé ses différents portraits. Cette conception de la ressemblance avec le modèle a d’ailleurs été niée au cours de toute l’histoire du portrait bien que l’usage pour la langue française du XVIe siècle du verbe   « portraire » ait pour sens « tracer » et « dessiner » : « c’est le trait qu’on tire pour former le contour de quelque chose ; de ce sens général dérive celui, plus précis, de « représenter », « peindre » ; le substantif « portrait », très employé lui aussi au XVIe siècle, a les sens, qui se superposent en quelque sorte, de tracé et figure de géométrie, de forme, figure, plan et disposition, de plan et projet, d’image et représentation, d’image comme ressemblance. »[1]. Les artistes de cour ne faisaient pas des portraits fidèles à leur modèle mais cherchaient plutôt à en dégager les aspects les plus flatteurs en mettant en pratique la théorie du défaut atténué[2]. Certaines fonctions du portrait étaient reliées aux conceptions religieuses d’une civilisation, à l’organisation de l’État ou à sa structure sociale et à l’idée que se font les représentants des différentes couches sociales du rapport existant entre le portrait et son « modèle ».Dans la civilisation de Sumer (-3000 av. J.C.), des statues en pierre étaient placées dans les temples des dieux. Ces statues étaient très personnalisées et étaient certainement des portraits, elles entouraient la sculpture du dieu et avaient pour fonction de maintenir un lien de prières entre le monde terrestre et le monde divin afin de ne pas risquer d’offenser les dieux et de ne pas dégrader les rapports entre les deux mondes. Certaines statues ont pu être identifiées comme l’intendant Ebih-il provenant de Mari et conservé au musée du Louvre . Des personnalités importantes pouvaient faire sculpter leur double pour assurer ce lien avec le monde divin et se garantir à la fois la protection du dieu et l’estime ou la reconnaissance de ses contemporains. Dans l’ancienne Egypte (-2700-2100 av. J.C.), la représentation de l’individu est également liée aux croyances religieuses. Suivant que le pharaon est considéré comme un dieu ou un être semi-divin, la manière dont il est représenté varie de la représentation symbolique au portrait reprenant ses traits.Sous le Nouvel empire (-1550-1000 av. J.C.), l’art funéraire égyptien offre une abondante collection de portraits, peints sur des parois ou sculptés en bas-relief. Des sortes de biographies du défunt se multiplient dans des scènes où il est représenté sous ses traits personnels ainsi que les hommes qui l’accompagnent. Un bas-relief de la tombe du vizir Ramose représente ainsi son frère Amenhotep. (bas-relief d’une tombe du vizir Ramose, Thèbes, début de la XVIIIe dynastie).Au contraire chez les romains, les têtes et les bustes  ne se rattachent ni à l’art funéraire ni à l’art religieux, mais font partie du décor de la vie familiale et surtout de la vie politique. La tête sculptée romaine, exécutée dans la pierre ou le marbre, relève, elle, de la même conception que le portrait occidental des temps modernes.Dans tous les pays chrétiens le portrait perd son statut religieux et ne conserve que la fonction commémorative. Le portrait assure la transmission à la postérité des traits individuels d’une personne, le portrait devient la mémoire des individus, une manière de lutter contre l’oubli, le moyen de survivre à la mort. Le Bas-Empire chrétien fut une des grandes époques du portrait qui s’est exprimé sous des formes et des techniques très variées comme le buste, la mosaïque, des médaillons, etc.Avec l’iconoclasme importé d’orient (l’Islam bannit la représentation humaine), le portrait est remit en cause. Toutefois Il ne disparaît pas totalement, et ce sont les Papes qui les premiers mêlent leurs portraits aux images des Saints, ce qui les fait passer eux-mêmes au rang de Saints.Le don d’œuvres sacrés justifiait la présence de la figure du donateur parmi les personnages Saints des œuvres, et fut donc courant. D’une part, c’était le moyen de s’assurer un avenir dans le monde divin et d’autre part cela permettait d’asseoir la puissance du donateur en montrant sa générosité. On retrouve alors les portraits des donateurs aussi bien sur les retables que sur des livres richement enluminés. On peut en retenir des exemples célèbres comme la Vierge  dite du chancelier Rolin  de Van Eyck. Jean le Bon, roi de France (1350-1364), s’offre le premier un portrait où ne figure que sa propre tête de profil, sur un fond neutre, totalement dégagé de tout aspect religieux. Dans le courant du XVe siècle, toujours parallèlement au portrait inséré dans un contexte sacré, le portrait libre, c’est à dire dégagé de tout contexte religieux, devient d’un usage courant. En France, la famille royale se détache du don et se fait faire le portrait hors de tout contexte religieux. Le duc d’Orléans, frère de Charles VI, monta une des premières galeries de portraits (ceux de ses maîtresses).À la fin du premier quart du XVe siècle, le portrait s’érige en genre indépendant. Le portrait florentin débute avec Masaccio. Le portrait flamand quant à lui se définit dès 1431 avec le portrait dessiné du cardinal Albergati, de Van Eyck, et les peintures du Maître de Flémalle.Cependant, le fond neutre qui libère le portrait du don à caractère religieux est progressivement remplacé par des paysages plaçant ainsi les personnages dans l’espace. Les Italiens du Quattrocento, Piero della Francesca, Mantegna, Botticelli, Signorelli, représentent les portraits en pied sur fonds de paysage, imités au XVIe siècle par les Allemands comme Dürer ou Cranach. Les Flamands, depuis Van Eyck , représentent le portrait dans des intérieurs, nous plongeant ainsi dans l’intimité des personnages. Au XVIe siècle, le portrait cesse d’être anonyme. Certains peintres le considère encore comme un simple moyen de gagner de l’argent comme Vélasquez, alors que d’autres s’en font une spécialité comme Hans Holbein, Antonio Moro, Pourbus. En Angleterre le portrait est très prisé et un public de plus en plus large de marchands et de bourgeois passent commandes de portrait. Le portrait devient un moyen de lutter contre l’oubli, un outil de mémoire et le moyen de passer à la postérité sous des traits ennoblies.Le XVIIe siècle hollandais est marqué par les portraits de Rembrandt qui finit par montrer ses personnages dans le cadre de scènes de la vie quotidienne, un, deux personnages ou plus peuvent être représentés dans la même scène, le fond reste cependant uniforme et sombre pour faire ressortir le caractère de ses personnages. Parallèlement les artistes usent de l’autoportrait, soit comme moyen d’exercice soit pour rendre compte du temps et des changements physiques qui s’opèrent. Ainsi Rembrandt produit de nombreux autoportraits en peinture et en eau-forte.Le XVIIIe siècle fut une grande période de renouveau du portrait et le XIXe a donné à ce genre une ampleur qui n’avait encore jamais été atteinte.  Pour les impressionnistes où la forme se dissout, dans les œuvres de Degas, de Cézanne, de Gauguin et de Van Gogh où elle se recompose suivant des conventions intellectuelles nouvelles, la fixation sur la toile d’un individu identifié et étiquetable trouve difficilement sa place (à part quelques célèbres exceptions comme le portrait à l’oreille coupée). Certes, de Manet à Picasso, tous les artistes prennent encore modèle de leurs proches, et quelques-unes de ces œuvres (de Renoir, en particulier ou de Degas, de Cézanne et même de Picasso) revendiquent le nom de portraits. Il n’en reste pas moins que l’objectif s’est déplacé. Pour eux, ces portraits ne sont plus qu’un prétexte, un support de l’imagination qui les aide à trouver et à affirmer par-delà l’expression individuelle du modèle, leur propre attitude vis-à-vis du monde visible et de l’art. La nature du portrait s’en trouve radicalement changée : la représentation du modèle n’a plus pour fin sa propre fixation ni la détermination de la place que tient le modèle dans la société, mais la définition de la société elle-même telle que la conçoit l’artiste, ou bien la symbolisation des destins particuliers et universels, ou plus simplement l’analyse de la lumière, de la perspective ou du mouvement.Quand Manet peint le Déjeuner dans l’atelier  (1868-1869), il peint la famille avec l’immense contexte d’idées et de jugements qui s’attache à cette notion. Le social prend le dessus sur la simple représentation de l’individu. L’intérêt du spectateur se déplace. Quand  Degas peint monsieur Lepic traversant la place de la Concorde, il peint un espace. La figure humaine,comme le portrait, n’est plus qu’un support, à l’égal de n’importe quel objet,qui aide l’artiste à extérioriser ses aspirations et ses perceptions. Elle sert à prouver et à expérimenter, même quand il s’agit d’un « portraitiste » spécialisé, tel que Modigliani, qui veut prouver qu’une déformation arbitraire n’entame pas la ressemblance.Le coté  figé d’une peinture, d’un dessin ou d’une photographie purement représentative ne semble  plus correspondre aux aspirations des artistes qui par delà la simple représentation interrogent le portrait dans le temps et le mouvement. La vidéo permet alors de rendre compte du mouvement et du temps qui défile, qui coule inlassablement dans une seule direction, du passé au présent, l’arrêt sur image effectué par les peintres est pourtant toujours possible. L’utilisation des nouvelles technologies développe une autre vision du portrait. Si pour certains artistes, le portrait demeure un prétexte à l’élaboration d’une œuvre de portée plus générale il semble qu’il y est un renouveau de ce genre, une actualisation du portrait suivant des modalités différentes. La recherche d’une identité, d’une individualité, d’une sauvegarde de l’image-souvenir persiste, la lutte contre le temps et donc contre la mort reste d’actualité tout en réactualisant le genre et la relation utilisateur - consommateur - spectateur avec l’œuvre.

[1] Edouard Pommier, Théorie du Portrait. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard, 1998, p. 15.
[2] Il s’agissait pour les peintres de dissimuler le plus possible les défauts des personnes portraiturées en gommant rides et irrégularités du visage en utilisant notamment des lumières douces ; et peut importait que le portrait final soit ressemblant pourvu qu’il soit flatteur. On a retrouvé des lettres entre peintres conseillants d’éviter l’utilisation de la lumière rasante afin de ne pas marquer le visage.