« Comment Marker en vient – il à Immemory ?
Qu’est-ce qu’Immemory ? Les trois adjectifs français que condense
ce mot anglais forgé suggèrent quelque chose de si familier et d’ancien que le
souvenir en serait perdu. »[1]Immemory est une plongée dans la mémoire de Chris Marker, un parcours à
travers ses souvenirs. Un peu à la manière de Barthes quand il décide d’écrire
Roland Barthes par Roland Barthes[2], le CD-Rom de Chris Marker est un ensemble
composé de multiples fragments. Publié en 1975, Roland Barthes par Roland Barthes
doit son existence à l’idée d’un éditeur, Denis Roche qui, lorsqu’il prend la
direction aux Editions du Seuil de la collection des Ecrivains de toujours,
propose à Barthes, d’y écrire un volume consacré à lui-même. Son livre se compose
de deux parties : l’une dénommée « images » et l’autre « fragments ».
A cela s’ajoutent une biographie, une bibliographie, des « repères »,
une table d’illustrations... Ce que barthes appelle repère est en fait un index
qui permet au lecteur de passer d’un texte des fragments à un autre directement
en choisissant parmi ses textes sans poursuivre une lecture linéaire de son livre.
Sur un CD-Rom ou sur le Web, on aurait mis des liens(c’est ce que fait Chris Marker
dans « Immemory »). C’est par un petit album de photographies de famille
accompagnées de commentaires que débute le livre de Barthes. Cette partie intitulée
images et comprenant des images de sa mère puis des autres membres de sa famille
et des maisons et jardins de son enfance et enfin de lui-même, du plus jeune âge
à l’intervenant distingué. On pourrait imaginer que le livre s’apparente à une
autobiographie, mais en fait le retour historique cesse dès que le texte des fragments
débute. Déjà ses images annotées étaient fragments dans la façon de les disposer
sans ordre chronologique, comme des relents de mémoires. « Tout ceci doit
être considéré comme dit par un personnage de roman »[3] dit-il en prologue à son ouvrage. Ceci lui permet de dire « il,
vous » ou de se désigner par ses initiales R.B. à la place du « je ».
C’est donc un personnage fictif, un personnage de roman qui s’interroge, commente,
critique, se souvient, analyse et juge, tout au long d’un ouvrage en forme de
journal à la frontière entre autoportrait et autobiographie. Plus proche de l’autoportrait
toutefois car la faible narration y est trop fragmentée pour être rassemblée.
Pour restituer cette succession rapide d’idées, de souvenirs, un texte classique
avec un début et une fin n’était pas adéquat. Barthes a donc recours au procédé
du fragment. «Peut-être, par endoits, certains fragments ont l’air de se suivre
par affinité ; mais l’important, c’est qu’ils ne glissent pas à un seul et
grand réseau qui serait la structure du livre, son sens .»[4]Roland Barthes par Roland Barthes
s’organise ainsi en une suite de textes brefs précédées d’un titre (ce qui permet
de les ranger plus ou moins par ordre alphabétique) et très diverses dans leurs
contenus. Le parcours que nous propose Chris Marker à travers sa mémoire est un
parcours fragmenté. Une image nous renvoie à une autre, à d’autres images. Ce
n’est pas un livre d’images, de la même manière on ne lit pas de façon linéaire
les textes associés aux images qu’il nous présente. Parfois la disposition texte
image rappelle le livre : texte à gauche, image à droite. Un album de famille
dissimulé sous la couverture d’un album de cartes postales donne des jalons à
la limite entre autobiographie et autoportrait. Ce qui nous fait parcourir et
non pas lire le contenu de son CD-Rom, c’est l’articulations des divers éléments
qui le composent et les liens qui permettent de naviguer à travers toute cette
mémoire. Ses liens qu’il crée sont semblables à ceux de l’hypertexte. L'hypertexte
dans les réseaux numériques déterritorialise ou « décontextualise »[5] le texte, la lecture n'est plus linéaire, l'ajout
de liens renvoyants à d'autres paragraphes ou à d'autres textes, demande l'actualisation
du texte. L’hypertexte ajoute une couche de virtualité au texte-image qui possède
déjà en lui de la virtualité. Il faut que la subjectivité humaine entre en jeu
pour que puissent apparaître le couple virtuel - actuel, il faut que le lecteur
virtualise le texte comme il le ferait avec un texte traditionnel. L'hypertexte
est une hiérarchisation du texte et fonctionne de la même manière que la lecture
dans son principe de base, c’est à dire par une mise en relation de pages avec
d'autres pages. Dans le cas d’un texte classique, le lecteur virtualise le texte
dans son esprit en le reliant à d’autres paragraphes ou à d’autres textes dont
il a connaissance, il procède de la même manière avec l’hypertexte, avec ceci
de supplémentaire que l’hypertexte relie de lui-même des textes avec d’autres
textes. La subjectivité humaine est toujours sollicitée pour choisir les liens
sur lesquels l'utilisateur va cliquer. L'hypertexte devient un guide de lecture
non impératif qui donne au texte une valeur ajoutée de virtualisation. Les liens
contenus dans un document hypertexte nous renvoient instantanément vers d’autres
textes-images, ces textes-images nous renvoyants à d’autres, et ainsi de suite…
L'interaction de l'homme avec la machine crée un espace virtuel. En effet les
liens que comportent Immemory nous mènent à d'autres parties de cette
mémoire, ces parties nous emmenant encore ailleurs, de telle manière qu'en suivant
les liens on finit par « sortir » des textes-images de départ, les perdre
de vue. Les liens qui composent le CD-Rom peuvent être comparés aux notes de bas
de page si chères à Anne Cauquelin[6],
de la même manière, les renvois effectués par les liens ouvrent le texte sur l'extérieur,
sur d'autres textes, sur d'autres images. Cependant, dans le cas des notes de
bas de page, il existe un document principal auquel les notes sont rattachées
et où nous revenons dès que nous avons pris connaissance des notes. Dans le cas
de Immemory il n'y a plus de document principal ou plus précisément chaque
document devient le document principal dès qu’il est affiché. Un seul élément
semble central, c’est le sommaire (Erreur ! Source du renvoi introuvable.),
qui n’en est pas vraiment un, mais qui constitue plus un point de départ. « Le
seul point de départ est le sommaire. Il n’y a pas de point d’arrivée. La mémoire n’a
ni commencement ni fin. »[7] nous dit Raymond Bellour. J’ai dit plus haut
que le sommaire n’en était pas vraiment un, en effet celui-ci ne nous indique
pas un sens de lecture, il n’y a pas de chapitre découlant l’un de l’autre, ce
sommaire n’est qu’un ensemble de portes, de voies d’accès non hierarchisées qui
laissent libre le spectateur de choisir une voie plutôt que l’autre.Chaque parcours
possible dans Immemory constitue autant de textes-images ou de lectures
possibles que l’on peut construire au gré des navigations. La navigation profite
de la non-linéarité des parcours possibles pour enrichir les sens de lecture,
sens comme choix que l’on fait dans le CD-Rom et sens comme lecture et compréhension.
Dans la multiplicité des parcours possibles, le lecteur ne sait quel parcours
choisir et quelle lecture entreprendre. Il ne sait comment s’orienter. En effet,
puisqu’il n’existe pas de document ou de page principale qui soit celle de référence
et que toutes les autres doivent enrichir, chaque document lu actuellement est
le document principal ; activer un lien pour trouver un nouveau document, c’est
définir un nouveau document principal, un nouveau lieu de mémoire qui fait disparaître
l’ancien. En conséquence la visée unitaire d’une lecture est impossible : par
définition, une annotation telle qu'une note de bas de page possède dans sa structure
une dissymétrie : un document secondaire annote un document principal. Dans Immemory,
il y a rupture de la dissymétrie : puisque tout lien est une annotation sans que
le document source soit un document de référence, activer un lien correspond à
déplacer la lecture d’un lieu de mémoire à un autre lieu. Lire une annotation
dans un livre présuppose que l’on revienne au texte principal avec en tête le
contenu de l’annotation comme indication interprétative du texte principal ; l'hypertexte
interdit ce type de retour par manque de document principal.[8]
L’hypertexte construit par Marker nous fait passer d’un souvenir à l’autre, il
construit sa mémoire comme un réseau. Ce réseau construit par Marker est toutefois
un réseau qui a subit un montage, « le montage est la règle de composition
d’un projet visant à faire ressortir, à travers la myriade des thèmes choisis,
les formes invariables de l’expression humaine. »[9] En effet le réseau de mémoire construit par Marker
n’a pas l’aspect d’un pur rhizome, chaque image ne renvoie à toute les autres
de manière directe, ce sont les zones de mémoire qui s’influencent, se lient et
forment un rhizome comprenant des éléments de mémoire ayant subi des montages.
Ces montages, ayant probablement l’influence du cinéma comme fondement permettent
à Marker d’indiquer des directions, mais aussi peut-être de simuler. La fiction
est présente, de la même manière que pour Barthes, nous avons à faire avec un
personnage de roman.Chris Marker nous guide parfois sous le masque de « guillaume
en Egypte » son chat qui apparaît de temps en temps pour nous offrir un choix,
une direction à prendre dans sa mémoire, ou tout simplement pour faire un petit
commentaire. Parfois, il se dévoile un peu plus, avec un texte de mise au point,
même de justification. Si la mémoire est liée au corps, comme l’a développé Bergson,
il est normal de la parcourir. Le parcours étant laissé au libre choix subjectif
de l'utilisateur, la puissance virtuel de Immemory s'en trouve renforcée.
Le propre du virtuel est d’être présent sans être effectif : il est abstrait,
inaccessible bien que présent. C’est ce qu’est l’hypertexte comme ensemble virtuel de
lectures possibles. L’actuel, c’est l’effectif, c’est ce qui est actuellement,
en acte. Le potentiel, c’est ce qui n’est pas réel, mais qui peut le devenir.
Alors que le virtuel est présent et demeure inactuel, le potentiel est absent
et devient réel. Le passage du virtuel à l’actuel correspond à l’actualisation.
Ce que l’on veut actualiser dans le cas de l’hypertexte, c’est une lecture ( pas
forcément du texte). Il faut donc rendre possible une telle actualisation en rendant
virtuel la lecture. Il s’agit donc de potentialiser des ressources afin de doter
l'hypertexte d’instruments de lecture ( les liens ) dont l’utilisation effective
corresponde à l’actualisation d’une lecture. Pour cela Marker a tout conservé,
du vieil album de famille réouvert pour l’occasion[10],
aux photos de voyages en passant par des images en tous genres réorganisées comme
on réorganise ses souvenirs. Dans son livre, Barthes revient au « je »
lorsque « il » s’est épuisé, lorsque « il » appelle le « je »
à l’aide. De la même manière dans Immemory, Marker vient au « je »
à travers son chat fétiche « Guillaume en Egypte » qui devient l’interlocuteur
privilégié du spectateur, un conducteur à travers la mémoire de Marker, c’est
aussi un moyen pour lui de relier ses différents fragments de mémoire, bien qu’on
ne sache pas toujours ce qui fait réellement partie de sa mémoire et ce qui pourrait
être de l’ordre du fictif. Parfois reprenant le « je » à son propre
compte en le différenciant de « Guillaume en Egypte », Marker pose les
jalons d’une fiction qui se dévoile et définie le narrateur comme Barthes en tant
que personnage de roman, cette fiction qui s’annonce comme possibilité renforce
le questionnement et soulève une épaisseur de virtualité supplémentaire laissée
à la libre actualisation du spectateur.Le recours au fragment permet à Barthes
de multiplier les premières phrases et du coup la jouissance que procure cette
répétition inaugurale: «Autant de fragments, autant de débuts, autant de plaisirs
(mais il n’aime pas les fins : le risque de clausule rhétorique est trop
grand : crainte de ne savoir résister au dernier mot, à la dernière réplique)»[11]
. La même conception semble prévaloir pour Marker qui accumule lui aussi les fragments
les ordonnant dans sa mémoire en les reclassant par thème.« Immemory
n’est plus un essai , hanté, comme Sans Soleil, par la fiction d’un autoportrait
qui s’y trace en filigrane ; c’est un autoportrait habité par des forces
neuves, qui s’ignore en partie encore, et le sait. Marker s’inscrit ainsi dans
une tradition, délicate à cerner, dont il trouble les repères. Malgré les apparences,
et l’existence d’une configuration d’ensemble, cette tradition doit peu à la peinture,
où le partage que recouvre le terme autoportrait est simple ; elle touche
en revanche au plus vif la littérature et, à travers elle, le cinéma, dans quelques
grandes œuvres rares et sur les marges, et notamment l’art vidéo, au prix de toutes
les ambiguïtés que l’image et le sentiment de soi nouent avec l’image elle-même. »[12].La
méthode employée pour l’autoportrait est la monstration de ce qu’on est par opposition
à ce que l’on a fait, et bien que l’on soit en partie ce qu’on a fait, l’autoportrait
met l’autobiographie au second plan, il peut même imaginer une autobiographie
fictive qui n’est plus qu’un prétexte pour l’autoportrait. Ainsi Fellini disait
qu’il s’était fabriqué un personnage, fabriqué une enfance. Dans Intervista, film
réalisé comme un hommage aux studios italiens, tout un jeu d’autoportraits est
organisé comme un ensembles de fragments de vies et de mémoires. Réalisé à la
manière d’un documentaire on y trouve des portraits d’acteurs, du lieu de production,
et de Fellini lui-même. Tous les fragments forment plusieurs niveaux de portraits
et d’autoportraits entre fiction et réalité. La construction du portrait et de
l’autoportrait est une construction fragmentaire, un assemblage d’« être »,
un assemblage de mémoire réelle ou fictive.
[1] Laurent Roth et Raymond Bellour , Qu’est-ce qu’une
madeleine ?, Ed. Centre Pompidou, Paris, 1997, p.70.
[2] Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes,
Ed. Le Seuil, 1975 1995.
[3] Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes,
Ed. Le Seuil, 1995, p.5.
[5] En fait l’hypertexte n’a pas de contexte, relié
à aucun texte de référence, chaque texte est sa propre référence.
[6] Conférence de Anne Cauquelin à l’ENSAD sur les « notes
de bas de pages » le 6 décembre 2000.
[7] Laurent Roth et Raymond Bellour , Qu’est-ce qu’une
madeleine ?, Ed. Centre Pompidou, Paris, 1997, p. 85.
[8] j'entend ici par hypertexte un texte qui soit réellement
construit comme tel et non pas un texte ou document conçu de manière classique
puis plus ou moins adapté sous forme d'un hypertexte par l'ajout de liens. Un
tel document n'est rien d'autre qu'un document classique avec des rajouts interactifs.
On trouve sur Internet une multitude de textes ou de documents qui ne sont qu'une
transposition de textes existants en textes numérisés. Ces textes n'étants pas
construits pour être des hypertextes, ils ne font pas bénéficier le lecteur
de toute la virtualité d'un véritable hypertexte. Les rajouts de liens à ces
textes correspondent aux notes de bas de page des livres classiques, avec un
simple moteur mécanique permettant de les atteindre. J’étend le terme de hypertexte
ici à un système comprenant des liens permettant un parcours que ce soit sur
un réseau tel que le Web ou sur un support multimédia tel qu’un CD-ROM.
[9]Laurent Roth et Raymond Bellour , Qu’est-ce qu’une
madeleine ?, Ed. Centre Pompidou, Paris, 1997, p.88
[10] Dans le CD-Rom, à la fin de l’album de famille,
Marker nous propose une image macabre de trois têtes sur une table de bois sans
en expliquer le pourquoi ; cette image, il l’aurait découverte au moment
de créer Immemory dix pages après la dernière photo de l’album.
[11]
Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Ed. Le Seuil, 1995,
p.90.
[12] Laurent Roth et Raymond Bellour , Qu’est-ce
qu’une madeleine ?, Ed. Centre Pompidou, Paris, 1997, p. 74.