Les vêtements étant usagés, c’était d’autant plus difficile
pour le spectateur que les vêtements étaient imprégnés des odeurs de ceux qui
les avaient portés. « Ce qui m’intéressait », dit-il, « c’était
que chaque spectateur devenait lui-même coupable, ou disons se posait le problème
de savoir si il acceptait de marcher sur les corps ou non, s’il était coupable
ou innocent. » [1] Devant
la réserve des suisses morts, 1990, une installation aux dimensions variables
suivant le lieu de l’exposition, qui comprend un ensemble de 630 portraits photographiques
extraits de la rubrique nécrologique de journaux et collés sur des boites à biscuits
en métal rouillé, on se sent écrasé par cette œuvre qui tient du mémorial et dans
laquelle Boltanski brouille les pistes en insérant un unique portrait d’une personne
encore vivante, comme pour relier la mort à la vie. Ces œuvres, aussi bien la
réserve des suisses morts que réserve sont reprises et installées de
manières différentes par Boltanski avec le même titre ou des titres similaires.
Les mêmes matériaux augmentés en volume et disposés de manières différentes créent
ainsi de nouvelles œuvres, de nouveaux portraits actualisés par l’exposition.
L’idée de reprise est une constante dans toute l’œuvre de Boltanski. La reprise
permet la réactualisation de ses archives. Ses archives qui reposent le problème
des fragments, ces fragments qui, associés par accumulation ou juxtaposition recomposent
une mémoire et une identité.Un autre versant de son travail consiste dans l’élaboration
d’une biographie fictive. Il dit lui-même dans une interview : « une
grande partie de mon activité est liée à l’idée de biographie : mais une
biographie totalement fausse et donnée comme fausse avec toutes sortes de fausses
preuves »[2]. Ce travail d’élaboration
d’une biographie, d’une identité fictive est elle-même reliée à la notion de fragment et
s’apparente plus dans sa globalité à une sorte d’autoportrait qu’à une véritable
autobiographie. En effet une recherche autobiographique procéderait en suivant
une chronologie historique, or Boltanski procède par « reconstitutions »
et accumulation de fragments qui proviennent de ses archives personnelles, archives
constituées de multiples objets donnée à la fois comme éléments de mémoire et
preuves. Les titres de ces œuvres témoignent eux-mêmes du caractère fictif de
ces preuves donnant lieu à toutes sortes de reconstitutions : recherche
et reconstitution de tout ce qui reste de mon enfance 1944-1950 (1969), reconstitution
d’un accident qui ne m’est pas encore arrivé et où j’ai trouvé la mort (1969),
reconstitution de gestes effectués par Christian Boltanski entre 1948 et 1954
(1970), etc. Chaque reconstitution fournit un fragment de biographie fictive
qui se déclare comme telle et qui ne reconstruit pas une biographie dans son ensemble.
Ces reconstitutions ne sont pas chronologiques, ainsi elles sont des présentations
et des représentations de ce qui aurait pu être ou pourrait être, de ce qui pourrait
avoir eu lieu ou de ce qui pourrait avoir lieu. Ces accumulations de fragments
forment un autoportrait constitué par les ajouts d’éléments de mémoire.
[1] Interview donné à Paris à Yusuke Nakahara et reproduite
dans Christian Boltanski, catalogue, ICA, Nagoya/ATM Contemporary Art
Gallery, Japan, 1990.
[2] A.Fleicher et D.Semin, »Christian Boltanski :
la revanche de la maladresse », Art Press, n°128, sept.-1988.