Ubiquité technique.

Nous sommes maintenant à la fois ici et là-bas grâce aux diverses techniques de communications et de télé présence. Nos sens sont prolongés hors de notre corps par des prothèses technologiques. Notre ouïe est prolongée par le téléphone, notre vue est prolongée par la vidéo, notre toucher peut être prolongé par des systèmes de télé manipulations, notamment dans le domaine médical, ce qui permet à des chirurgiens de pratiquer des interventions à Paris en étant physiquement à New York. Notre corps reste physiquement immobile, et est virtuellement ailleurs.

L'immense capacité de mobilité offerte par la technologie rend paradoxalement le corps immobile. En effet, les diverses technologies de communications nous transportent et bien que nous puissions nous déplacer d'un lieu à un autre par l'intermédiaire des transports, bien que physiquement nous passions d'un lieu géographique à un autre, nous sommes immobiles (tout cela dépend bien évidemment du point de vue que nous prenons, c'est l'histoire bien connue des physiciens, du piéton qui voit des personnes se déplacer en bus, alors que les personnes dans le bus sont immobiles, elles ne sont que transportées, elles se déplacent par rapport à la personne restée sur le bord de la route mais ne se déplacent pas par rapport au bus). Avec les technologies de télécommunications, l'immobilité est encore plus flagrante, puisque le corps ne quitte pas son lieu géographique, l'homme communique à distance, interagit à distance avec un environnement (qui n'a pas sa télécommande pour zapper les programmes télévisuels, assis dans son fauteuil). 

Merleau-Ponty, dans l'œil et l'esprit, parle de l'ubiquité provoquée par la prothèse technologique qu'est le miroir. "Le miroir apparaît parce que je suis voyant - visible, parce qu'il y a une réflexivité du sensible, il la traduit et la redouble. Par lui, mon dehors se complète, tout ce que j'ai de plus secret passe dans ce visage, cet être plat et fermé que déjà me faisait soupçonner mon reflet dans l'eau"[1]. Tout comme le miroir, la vidéo jette notre corps hors de lui-même, l'image du miroir est inversée et à travers lui, nous voyons de façon inversée ce que le miroir voit de nous. La caméra quant à elle nous capture telle un œil, et projette et notre image hors de nous sans nous inverser, telle qu'elle nous voit de son point de vue.

Nous nous voyons donc hors de nous lorsque nous regardons l'écran cathodique ou la projection de l'image capturée par la caméra, nous ne sommes plus le symétrique vu dans le miroir. Dans les deux cas, notre corps ici est là-bas, il a le don d'ubiquité, don qui lui est donné par la vision mais qui peut grâce à d'autres prothèses lui être donné par d'autre sens.

"Il n'y a pas coïncidence du voyant et du visible." [2], une distance non nul sépare le corps de sa projection hors de lui. Cette distance est nécessaire à la vision, cette distance qui ne doit pas être trop courte au risque de me cacher l'horizon,  ni trop grande au risque de rendre l'objet de ma vision trop imprécis. La technologie ne fait qu'augmenter cette distance sans pour autant faire perdre à l'objet de ma vision sa netteté, cette ubiquité que la vision provoque en moi est renforcée lorsque l'objet de ma vision sort de mon champs de perception visuelle, lorsque l'image capturée par la caméra est projetée à plusieurs kilomètres de moi ou que l'objet capté se trouve à plusieurs kilomètres,  au contraire du miroir qui me renvoie mon image dans la limite des possibilités de ma vision.

De la même manière "Les choses me touchent comme je les touche et me touche : chair du monde - distincte de ma chair : la double inscription dehors et dedans."[3], la télé manipulation fonctionne comme une mise à distance plus importante du corps, comme la fourchette ou les baguettes mettent à distance notre nourriture tout en gardant un contact avec elle. Les bras robots télécommandés des chirurgiens mettent à distance le toucher. Le toucher est même parfois renforcée, amélioré par la technologie. Des manipulations complexes que notre corps ne peut réaliser seul, sont rendues possibles par les différentes techniques de mise à distance. Par exemple, les chercheurs en biologie peuvent à l'aide de petits bras articulés, inciser des corps avec une précision de quelques nanomètres, incision que nos mains ne peuvent réaliser, nos main n'étant pas assez précise, de la même manière, des électroniciens peuvent manipuler des éléments trop petits pour nos main à l'aide des prothèses technologiques que sont les bras robots. Cette mise à distance du toucher par l'utilisation de la technologie n'est pas récente, en effet on peut considérer que n'importe quel outil que nous manions est une mise à distance du toucher. Certes la technologie moderne et les moyens de communication permettent de renforcer, d'accentuer la distance entre le corps touchant et l'objet touché, mais le principe de base reste le même : d'un coté le corps touchant qui manipule une pince plus ou moins évoluée, de l'autre un objet touché manipulé par l'extrémité de l'outil préhensile. L'amélioration technique provient d'une expérimentation constante de l'homme cherchant à étendre son pouvoir sur les choses et sur  lui-même, et de l'association de plusieurs techniques de mise à distance.

Le téléphone fonctionne déjà depuis longtemps comme système de mise à distance de notre voix, il la transporte au loin, elle est ici avec moi et là-bas avec mon interlocuteur. Dans le même temps, la voix de mon interlocuteur est là-bas avec lui et ici avec moi. La voix est dédoublée en ici et là-bas, si bien que nous sommes tous deux ici et là-bas à la fois.

Comme nous venons de le voir, tous nos sens semblent un à un s'ouvrir vers l'ubiquité à l'aide de prothèses technologiques. Afin d'améliorer ces techniques ubiquitaires, l'homme a progressivement associer ces techniques les unes avec les autres, ainsi le corps phénoménale est entièrement étendu. Je parlais plus haut des chirurgiens qui pratiquent des opérations à distance, on pouvait lire dans  le journal Le Monde daté du 4 mars 1999 :

"Une opération chirurgicale dirigée à distance entre Washington et l'Ohio a marqué l'inauguration d'Abilene, "doublure" d'Internet offrant un débit dix mille fois supérieur à celui de la Toile actuelle."

Ainsi ce réseau utilisé comme moyen de communication entre deux lieux, l'opération sur le corps est désormais possible sans la présence physique du chirurgien. Ses yeux et ses oreilles étaient dupliqués, transformés en informations. D'autres opérations chirurgicales ont eu lieu, celle-ci n'est pas un cas unique, d'autres opérations ont été réalisées par l'intermédiaire des moyens de communication, elle a l'avantage de bien montrer que le corps est traduit en informations, Internet ou Abilène dans ce cas n'étant que des transporteurs d'informations numériques. Toujours dans le domaine médicale, des chercheurs de l'Université de la Colombie-Britannique (UCB) ont créé un petit dispositif mécanique qui reproduit le scalpel. Quand on manipule le dispositif en question, on peut voir le “scalpel ” se déplacer sur l'écran d'ordinateur. On peut même sentir la résistance entraînée par le contact du scalpel contre la peau ou l'organe, un phénomène qu'on appelle le « retour d'effort ». Ainsi le toucher est intégralement transformé en informations numériques traitées par l'ordinateur dans un va-et-vient permanent entre le corps touchant et le corps touché.

Nous percevons le monde uniquement de manière analogique. C’est à dire que dans les limites de perception de nos sens, nous percevons des signaux sous forme de variables continues : les sons, les images, les odeurs sont constitués d’une infinité de nuances qui vont en continu du plus aigu au plus grave, du plus foncé au plus clair, du plus acide au plus doux. Un signal digital est lui un signal qui a été découpé en petits éléments discrets et dont chacun a été codé sous forme d’une série de chiffres (“digital” vient de l’anglais “digit”, le chiffre !). Tout peut ainsi être échantillonné et codé : la fréquence et l’intensité d’un son, une couleur, la position d’un point sur un écran.

Le code utilisé dans le processus de “digitalisation”, ou “numérisation”, est le code binaire. Chaque lettre, son, ou élément d’image est traduit en une série de “1” et de “0” qui sont eux-mêmes physiquement transformés en impulsions électriques : “1” le courant passe ; “0” le courant ne passe pas. Lorsque le message digital arrive au récepteur, il est décodé et retransformé en signal analogique qui nous permet de le voir ou de l’entendre. Une communication analogique demande une liaison constante entre l’émetteur et le récepteur durant toute la durée de la communication. Une seule communication par “ligne” est donc possible à la fois. Un message numérique, peut être accompagné de toutes sortes d’informations codées comme un signal de début et de fin, un numéro d’ordre, un numéro d’identification…plusieurs messages peuvent donc utiliser la même voie simultanément, le décodeur les replaçant de manière intelligible à leur arrivée. Le principe du codage permet aussi d’utiliser une même ligne pour transmettre des informations de natures différentes : texte, image, son. Ainsi grâce au codage numérique, c'est à dire comme nous venons de le voir à la traduction d'informations analogiques en informations numériques, nous pouvons simultanément traduire nos sens en informations numériques (à l'exception du goût et de l'odorat, qui eux ne sont pas actuellement traduisible, des expériences dans ce sens sont toutefois entreprises par des chercheurs, on peut d'ailleurs expérimenter depuis plusieurs année, à La Cité des Sciences et de l'Industrie de La Villette, une "boite à odeur", il s'agit d'une pièce hermétique dans laquelle des odeurs sous forme de parfums de synthèses sont vaporisés en concordance avec des images de sous-bois ou de diverses coins de nature).

L'avantage de la traduction de nos sens en informations numériques plutôt qu'en informations analogiques ne réside pas seulement dans le fait de pouvoir transmettre simultanément plusieurs types de traduction de nos sens, il réside aussi dans le fait que le numérique peut être copier à l'identique, pour ainsi dire cloné. Ainsi nos sens sont clonés, un clone informationnel du chirurgien se  trouve à coté du patient.

"En cet âge de l'électricité, nous nous voyons nous-mêmes traduits de plus en plus en information, à la veille de prolonger technologiquement  la conscience."[4] Avec le réseau, notre ubiquité est renforcée par l'architecture rhizomatique du réseau qui nous dédouble à l'infini. Notre conscience se multiplie et se reproduit à travers les nœuds du réseau. Nous sommes virtuellement partout.

Utilisant les moyens techniques d’ubiquité fournit par le réseau, Masaki Fujihata a crée sur le réseau une œuvre intitulée « Light on the net ». L’œuvre de Fujihata permet aux visiteurs de ce site Internet d’allumer ou d’éteindre une série de 49 lampes de 20 Watts (sous la forme d’un tableau carré de 7 lampes de coté). Lorsque le visiteurs clique sur une des lampes, elle s’allume ou s’éteint, suivant son état de départ, dans le hall du bâtiment de la compagnie Gifu Softopia à l’ouest de Tokyo.

 Le retour d’action effectué est immédiat, dès que l’on a actionné une lampe l’image du hall du bâtiment est rechargée et nous montre le résultat. Cette image nous est envoyée en fait par une Web Cam installée dans le hall face à l’œuvre. Suivant les heures de la journée ou de la nuit on peut observer l’œuvre, l’allumage ou l’extinction de certaines lampes sous notre action ou celle d’autres visiteurs qui télécommande les interrupteurs à des milliers de kilomètres, mais aussi l’environnement de l’œuvre qui se modifie suivant les heures de la journée (attention au décalage horaire).

L'œuvre d'art sur le réseau se reproduit et se déplace, s'actualise en tout endroit où notre conscience la forme. Elle est là. Elle fait partie de ce que Merleau-Ponty appelle le "il y a", notre conscience peut alors se projeter sur elle comme sur tout objet réel, à la différence qu'elle est virtuelle, multiple et semblable à la fois. Le réseau étant numérique il bénéficie de ses propriétés le rendant clonable  à loisir.

Si on prend une image ou un texte ou toute œuvre numérique et qu'on la copie en plusieurs centaines d'exemplaires sur un ou plusieurs ordinateurs, personne ne peut retrouver l'image originale à partir de laquelle les copies ont été réalisées. Aucune expérience scientifique, aussi sophistiquée soit-elle, ne peut détecter le fichier original. On peux donc considérer que l'objet numérique n'existe pas en plusieurs exemplaires mais qu'il existe en un seul exemplaire à plusieurs endroits à la fois. En effet aucune différence n'existe entre les objets numériques ainsi crées. C'est l'ubiquité.

Lorsque je me connecte au réseau, l'objet numérique se reproduit de lui-même sur mon ordinateur. On pourrait dire que l'image provenant d'un site Web et qui s'affiche sur mon ordinateur est postérieure à un original situé sur le réseau. En effet, il s'affiche sur mon ordinateur parce qu'il a été enregistré quelque part sur un serveur. Il vient donc en seconde position dans l'ordre temporelle d'enregistrement. Soit, mais il suffit à chacun de rechercher les propriétés du documents ainsi enregistré pour s'apercevoir que sa date d'enregistrement n'est pas sa date d'affichage à l'écran. C'est un véritable clone numérique, conservant toutes ses propriétés, il ne diffère en rien d'un original, il est lui-même l'original.



[1] Maurice Merleau-Ponty, L'œil et l'esprit, Paris, Ed. Folio-Gallimard, 1964, p. 33.

[2] Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Ed. Tel-Gallimard, Paris, 1964, p. 309.

[3] Idem.

[4] Marshall Mc Luhan, Pour comprendre les média, Paris/Tours, Ed. Mame/Seuil, trad. Jean Paré, 1968, p.77.