Mémoire.

Au contraire d'une œuvre classique, l'œuvre sur Internet n'est pas matérielle, "L'homme, par la médiation de l'art, s'est toujours appliqué à laisser sa trace dans la matière, pour marquer par ce geste symbolique son identité dans cette mémoire qu'elle constitue. Il l'a fait hier sur la paroi des cavernes, puis en utilisant différents supports : la pierre, le marbre, le bois, la toile du peintre… Cette trace s'inscrit toujours par rapport à un milieu donné dont elle constitue aussi un témoignage, une mémoire."[1] Internet est aussi une mémoire, mais une mémoire qui n'est pas figée comme la trace laissée dans la matière, la mémoire, la trace laissée sur Internet est en mouvement, elle se renouvelle sans cesse. Elle se déplace de sites en sites, d'ordinateurs en ordinateurs, elle interagit avec ses différents utilisateurs. Elle grandit au fil du temps, se remplit sans limite apparente. La mémoire d'Internet est plus proche de notre propre fonctionnement. Notre mémoire n'est pas figée, elle se modifie avec le temps et les interactions du monde extérieur. A l'image de la mémoire humaine, Internet fonctionne en rhizome, chaque parcelle de mémoire est reliée à une autre parcelle, toutes les parcelles de mémoires sont reliées  à toutes les autres à la fois.

Sur Internet, à chaque instant, de nouveaux sites, de nouvelles pages, sont crées, de même "[…], l'enregistrement, par la mémoire, de faits et d'images uniques en leur genre se poursuit à tous les moments de la durée."[2]. Les images que notre mémoire enregistre "paraissent et disparaissent d'ordinaire indépendamment de notre volonté"[3], dans le cas du réseau, ces disparitions - apparitions de pages Web ne sont pas effectuées sans volonté, toutefois lorsqu'on se place du côté de l'utilisateur, ces disparitions - apparitions ont lieu indépendamment de sa volonté et le place dans une situation d'impuissance comparable à celle que nous éprouvons quand nous sommes à la recherche d'un souvenir perdu. L'utilisateur se retrouve donc face à une mémoire gigantesque en perpétuel mouvement.

« C’est dans le passé que nous nous plaçons d’emblée. Nous partons d’un « état virtuel », que nous conduisons peu à peu, à travers une série de plans de conscience différents, jusqu’au terme où il se matérialise dans une perception actuelle, c’est à dire jusqu’au point où il devient un état présent et agissant, c’est à dire enfin jusqu’à ce plan extrême de notre conscience où se dessine notre corps. Dans cet état virtuel consiste le souvenir pur. »[4] De la même manière que nous appelons nos souvenirs en leurs donnant une prise sur le présent nous appelons les pages Internet par des liens, nous parcourons le site comme nous parcourons notre mémoire, de l’état virtuel où se trouvent les pages nous les actualisons et les rendons présentes. Parfois nous tombons sur des "liens vides" comme nous tombons dans des souvenirs perdus ou des trous de mémoire.

Internet semble fonctionner suivant le même modèle que notre propre mémoire. En effet, si on considère que "notre présent est ce qui agit sur nous et ce qui nous fait agir, et que notre passé est au contraire ce qui n'agit plus, mais pourrait agir, ce qui agira en s'insérant dans une sensation présente dont il empruntera la vitalité. Il est vrai qu'au moment où le souvenir s'actualise ainsi en agissant, il cesse d'être souvenir, il redevient perception."[5], alors on retrouve le mouvement entre virtuel et actuel, la mémoire nous place du coté du virtuel tandis que le présent nous place du coté de l’actuel.

La mémoire semble être la quête permanente de l’informatique. Depuis les premiers ordinateurs jusqu’aux ordinateurs d’aujourd’hui, leur mémoire n’a cessé d’augmenter. On stocke de plus en plus d’information sur des supports de plus en plus petit. Alors qu’un ordinateur prenait la place d’un immeuble à ses débuts pour n’effectuer que des opérations basiques, la moindre petite calculatrice ou carte de crédit dispose actuellement de plus de mémoire. Cette progression technique engendre l’archivage d’informations de tout type dans un mouvement croissant avec une progression exponentielle. La capacité de mémoire du réseau croit minute après minute et semble ne pas avoir de limite. Tout ceci nous pousse naturellement à l’archivage. L’archivage n’est plus limité par la place de mémoire disponible, ainsi le réseau étant constitué de millions d’ordinateurs connectés les uns aux autres, nul n’est besoin de centraliser l’information, ni même de centraliser les lieux de saisie ou d’enregistrement de l’information.

L’archivage comme pratique artistique n’est pas une spécificité du réseau, cependant le réseau offrant de grandes possibilités d’archivage de données de toutes sortes, et notamment de classements de ses données, un certain nombre d’artistes ont crée pour le net des œuvres fonctionnant comme des grandes bibliothèques d’archives. Certaines œuvres étant entièrement autonomes sur le Web, d’autres ayant des relations avec le monde physique.

Geoge Legrady, artiste canadien résidant en Californie, a présenté au centre Pompidou, une œuvre intitulée « des souvenirs plein les poches » du 18 avril au 3 septembre 2001.

Cette œuvre fonctionne parallèlement sur le Web et dans l’espace de la galerie. Dans la galerie, un écran de vidéo - projection affiche une image semblable à celle que peuvent voir les internautes qui se connectent sur le site www.dessouvenirspleinlespoches.com.

 On y voit un ensemble d’images d’objets aussi divers que des lunettes de soleil, une boite de « vache qui rit », des mouchoirs, etc.  En entrant dans la galerie, les visiteurs sont invités à laisser une image numérique d’un objet qu’ils ont dans leurs poches et à en définir des caractéristiques de base à l’aide d’un questionnaire sur un terminal. Une fois l’objet numérisé[6] et le questionnaire remplie, l’objet est archivé et classé dans une base de données parmi les autres objets déjà présents en fonction de huit critères indiquant des degrés entre deux opposés tels que : doux / dur, vieux / neuf, personnel / impersonnel, naturel / synthétique, etc.

Les visiteurs dans la galerie et sur Internet peuvent tous deux contribuer à l’œuvre en ajoutant des commentaires et des histoires aux objets. Les archives des objets, au bout du compte, deviennent aussi un site pour la collecte et l’échange d’histoires, de récits. L’archivage des objets est limité dans le temps puisqu’il ne se fait que dans la galerie et fini donc par faire une sorte de portrait culturel des visiteurs de l’expositions, tandis que l’archivage des histoires autour des objets numérisés peut se poursuivre sur le net contribuant ainsi à donner à l’œuvre un surplus de virtualité.



[1] Fred Forest, Pour un art actuel, Paris, L'Harmattan, 1999, p. 180.

[2] Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, Ed. PUF (6ème édition), 1999, p 88.

[3] Ibid., p 90.

[4] Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, Ed. PUF (6ème édition), 1999, p 270.

[5] Henri Bergson, Matière et Mémoire, Ed. PUF, Paris, 1999, p.270.

[6] Un scanner est mis à la disposition des visiteurs dans la galerie.