Intelligences.

"La coordination en temps réel des intelligences fait intervenir des agencements de communication qui, au-delà d'un certain seuil quantitatif, ne peuvent reposer que sur les technologies numériques de l'information. Les nouveaux systèmes de communication devraient offrir aux membres d'une communauté les moyens de coordonner leurs interactions dans le même univers virtuel de connaissances. Il ne s'agirait donc pas seulement de modéliser le monde physique ordinaire, mais aussi de permettre aux membres de collectifs délocalisés d'interagir au sein d'un paysage mobile de significations. Evénements, décisions, actions et personnes seraient situés sur les cartes dynamiques d'un contexte partagé, et ils transformeraient continûment l'univers virtuel au sein duquel ils prennent sens. Dans cette perspective, le cyberspace deviendrait l'espace mouvant des interactions entre connaissances et connaissants de collectifs intelligents déterritorialisés."[1]

L'architecture même du réseau, sa disposition non hiérarchique, le fait que le réseau soit avant tout un formidable outil de communication acentré et deterritorialisé repose aux artistes les problématiques de l'œuvre et de sa limite, de l'exposition, de la diffusion et de la limite entre art et non art. Le réseau étant communication, les artistes travaillent de plus en plus en association avec d'autres artistes et avec des techniciens. Les œuvres, interactives, non finies, se prolongent dans le temps, se modifient par leurs utilisations. Nous ne sommes plus dans le cas de l'œuvre signée par un artiste et reçu par le spectateur comme un objet fini. Les œuvres sur Internet tendent à brouiller les séparations entre l'émission et la réception de l'œuvre. Il ne s'agit pourtant pas pour l'artiste de laisser l'œuvre se faire par les utilisateurs, il s'agit plutôt de laisser l'œuvre ouverte. C'est à dire d'impliquer les destinataires ou utilisateurs de l'œuvre dans la démarche artistique de l'auteur. Certains pourront dire que "C'est un art sans signature."[2], ce n'est pas, me semble-t-il, le cas. Certes la notion d'auteur n'a plus le même sens dans le cas d'une œuvre sur le réseau que dans le cas d'une peinture ou d'une sculpture signée par son auteur comme une œuvre unique et originale. La notion d'auteur doit cependant être conservée et aménagée pour le réseau. L'auteur dans le cas de l'œuvre sur Internet demande la participation des destinataires de l'œuvre, ou plus exactement il pousse à l'interaction entre l'œuvre et le spectateur - utilisateur. L’artiste n’envoie plus un message vers des destinataires qui le recevrait passivement, mais au contraire, il tente de mettre en place un processus permettant l’implication des destinataires, l’artiste invite les utilisateurs - spectateurs à transformer l’œuvre, il génère un événement collectif tout en restant l’initiateur de l’œuvre. C’est pour cela que l’on parle souvent de projet artistique plutôt que d’œuvre, l’œuvre résultant du travail collectif de l’auteur et de ses destinataires.

Il est difficile de parler d’un public ou de spectateurs en ce qui concerne les œuvres en réseau, en effet celle-ci demandant la participation ou plus précisément l’interaction créative des spectateurs avec l’œuvre. C’est pourquoi, j’utilise les termes de « spectateur - utilisateurs » qui associent la réception classique d’une œuvre, avec l’interaction induite par celle-ci. Le mouvement entre spectateur et utilisateur est permanent, il n’y a pas de frontière entre l’un et l’autre, on ne devient spectateur puis utilisateur de l’œuvre tour à tour. Face à une œuvre proprement interactives, on est spectateur parce qu’on est utilisateur, on est utilisateur parce qu’on est spectateur. 



[1] Pierre Lévy, L'intelligence collective, Paris, Ed. La Découverte, 1997, p.30.

[2] Pierre Lévy, L'intelligence collective, Paris, Ed. La Découverte, 1997, p.123.